« Nous devons faire notre possible pour comprendre comment construire et analyser les représentations de notre monde sous forme de jeu vidéo. » Ian Bogost
Prenez un jeu vidéo. Retirez-lui ses textes, ses graphismes, ses animations et ses sons. Si ainsi amputé le jeu parvient encore à véhiculer un message, un point de vue, une opinion, vous avez affaire à de la rhétorique procédurale. Évidemment, c’est un peu plus compliqué que ça, l’ensemble des règles et des interactions d’un jeu vidéo étant chevillés aux éléments suscités, mais pour faire simple : la rhétorique procédurale est l’art de la persuasion à travers ce qui est propre au jeu vidéo, le « gameplay ».
Définie pour la première fois par Ian Bogost dans son ouvrage Persuasive Games: The Expressive Power of Videogame, la rhétorique procédurale est au jeu vidéo ce que la rhétorique tout court est au discours : un ensemble de figurespermettant à l’auteur de passer un message et au critique de le décoder. Il s’agit purement et simplement de techniques de manipulation qui peuvent être utilisés aussi bien à des fins d’apprentissage, de sensibilisation ou d’argumentations qu’à des fins publicitaires ou de propagande.
Il n’existe pas encore de Gradus de la rhétorique procédurale, ce domaine d’étude étant encore récent, mais plusieurs pistes de figures rhétoriques ont déjà été explorées par divers jeux d’information (newsgames) et de sensibilisation. Bien souvent, ces figures consistent à détourner les codes déjà bien ancrés du jeu vidéo afin de susciter un questionnement de la part du joueur.
(Attention, la suite dévoile l’intégralité des mécanismes des jeux cités, il est recommandé de jouer avant de lire).
La rhétorique de l’échec
Théorisée par Ian Bogost, la rhétorique de l’échec consiste à rendre la victoire impossible, à faire apparaître un système de jeu comme dysfonctionnel ou inefficace pour faire comprendre que ce qu’il représente l’est aussi. September 12th l’illustre parfaitement en nous proposant de bombarder des terroristes au Moyen-Orient. Peu importe notre application, les frappes seront loin d’être chirurgicales, et pour chaque civil tué, ce sont de nouveaux terroristes qui apparaîtront. Rapidement débordé, on comprendra que « le meilleur moyen de gagner, c’est de ne pas jouer », et par extension que la riposte armée des Américains en Afghanistan et en Irak suite aux événements du 11 septembre 2001 est contre-productive pour endiguer le terrorisme.
La rhétorique de la victoire
Si l’échec peut être objet de persuasion, pourquoi pas son antonyme ? Tout comme il est possible de faire comprendre qu’un système ne fonctionne pas par l’impossibilité de gagner, il est possible de faire comprendre qu’il est biaisé par une trop grande facilité à gagner. En plaçant le joueur face à un challenge en apparence conséquent (un énorme monstre), en lui donnant toutes les indications pour le vaincre, en rendant cette victoire déconcertante de facilité puis en flattant le joueur à outrance, You Have to Burn the Rope fait ainsi habilement la satire de la tendance qu’a le jeu vidéo moderne à se simplifier. Si ce jeu n’est empreint d’aucune volonté politique ou de sensibilisation, il n’en est pas moins persuasif, et on peut facilement imaginer cette rhétorique employée pour bien d’autres causes.
La rhétorique de l’obéissance
Nous sommes habitués à suivre les règles du jeu vidéo, après tout, il faut bien « jouer le jeu ». Ce comportement naturel de joueur peut être employé à des fins rhétoriques. Quand Memory Reloaded : the downfall nous propose un classique jeu de memory, nous nous mettons bien docilement à retourner les cartes deux par deux pour retrouver les paires. Mais voilà que les cartes changent, que l’inégalité mondiale se transforme en surpopulation, le pétrole irakien en armes de destruction massive, la force de travail des migrants en invasion…Sans guère d’autres choix semble-t-il, nous adoptons alors ces glissements sémantiques occasionnés par les médias et politiques. Mais qu’est-ce qui nous obligeait, au fond, à jouer le jeu ?
La rhétorique de la désobéissance
Jouant de cette même soumission aux règles, un jeu peut amener le joueur à désobéir pour véhiculer son propos. Jeu à première vue abstrait, Fit in nous demande de découper des formes de couleurs variées pour les faire entrer dans des moules roses et bleus. La tâche n’est pas difficile, mais les formes semblent souffrir de ces interventions chirurgicales. Combien de formes mutilerons-nous avant de réaliser que l’on peut plutôt s’attaquer à ces moules roses et bleus, métaphores des identités stéréotypées de genre ?
La rhétorique de l’ennui
On joue généralement à un jeu vidéo pour se divertir, que penser alors d’un jeu qui ne provoque volontairement chez nous que de l’ennui ? Il peut bien sûr s’agir d’une intention artistique, mais aussi parfois, d’un message. En nous faisant participer aux Jeux Européens de Baku dans la peau (et donc la cellule) d’un prisonnier politique azéri, Real Baku 2015 attire notre attention sur les atteintes aux Droits de l’homme en Azerbaïdjan et nous fait ressentir, ne serait-ce que pour quelques minutes, la situation d’un détenu.
La rhétorique de l’absurde
En reproduisant un système et en permettant aux joueurs de l’appliquer jusqu’à l’extrême, un jeu vidéo peut parvenir à en prouver l’absurdité. L’exemple de TrademarkVille est assez frappant. Celui-ci propose de définir divers mots ou de les deviner à partir des définitions d’autres joueurs, mais pour chaque mot employé dans une définition, un trade-mark est déposé, interdisant tout autre joueur de l’utiliser à nouveau. Après quelques jours seulement, tous les mots du dictionnaire semblaient avoir été interdits, et après un an, même les néologismes semblent tous sortis du domaine public. TrademarkVille montre ainsi l’absurdité des trade-marks de noms communs tels qu’ils sont de plus en plus fréquents aux États-Unis (« Apple », pour n’en citer qu’un).
La rhétorique de l’ininteractivité
L’interactivité, les choix et leurs conséquences sont ce qui définit le jeu vidéo. En nous privant de cette interactivité ou en appliquant la même conséquence à chacun de nos choix, un jeu vidéo peut facilement faire ressentir l’oppression ou l’inéluctabilité, de quoi grandement renforcer un message. Langley utilise cette ininteractivité pour montrer l’impunité et la toute-puissance de la CIA à travers l’histoire d’un expatrié en Afghanistan soumis à une torture de routine.
La rhétorique de l’attachement
Plus encore que la littérature ou le cinéma, le jeu vidéo peut créer un lien fort entre le joueur et le personnage qu’il crée ou incarne. C’est bien sûr quelque chose sur lequel la rhétorique procédurale peut s’appuyer. En proposant au joueur de construire et de voir grandir cinq personnages féminins, One of Them cherche à les lui rendre attachantes, à lui faire y reconnaître des proches, des amies. La violence conjugale venant s’abattre sur l’une d’elles en fin de partie illustre alors la statistique des femmes battues en Europe (1 sur 5) de manière bien plus frappante qu’un simple chiffre.
La rhétorique de l’irréparabilité
Habituellement, un jeu vidéo se joue et se rejoue. Parfois même, on peut sauvegarder pour reprendre sa partie plus tôt en cas d’erreur. Priver un jeu de cette rejouabilité c’est ostensiblement lui ajouter un sens que le joueur va alors interpréter. Execution emploie ce procédé de manière aussi rudimentaire qu’efficace. Nous mettant un fusil mitrailleur dans les mains, le jeu semble nous suggérer d’abattre le condamné ligoté au poteau. Si nous nous exécutons, le condamné réapparaîtra fusillé au lancement de toute nouvelle partie, nous interdisant ainsi d’essayer une autre voie. Le message est clair : nos actions ont des conséquences.
Ceci est le neuvième article de l’OUJEDICO, rubrique s’intéressant à des termes du lexique vidéoludique, reconnus ou inventés. Son existence a été rendue possible grâce aux dons des lecteurs sur mon Tipeee. S’il vous a plu et que vous désirez en lire d’autres (ou que vous souhaitez simplement soutenir mon travail) vous pouvez donner 1€/mois à l’Oujevipo.
Franck
Bonjour ! Très intéressant. Cette liste est basée sur un ouvrage ou un article de Bogost, où il s’agit d’une création originale ? (C’est pour ma bibliographie)