Je n’ai pas beaucoup parlé de Jason Rohrer sur l’Oujevipo. C’est un tort, car il est peut-être un de ceux qui a le plus marqué le milieu du jeu indé avec des jeux comme Passage, Gravitation ou encore Sleep is Death.
Cette interview est donc un moyen de me rattraper, elle tournera autour des thèmes de la narration, et de l’interactivité. La version originale de l’interview se trouve en dessous de la traduction.

 

 

Jason Rohrer : Le Souvenir des intersections

1 – Il a été dit par certains que la plupart de tes jeux-vidéo n’étaient justement pas des jeux-vidéo, car il n’auraient pas de but, ni conditions de victoire/défaite. Que répondrais-tu à cela, et quelle est ta définition du jeu vidéo?

Mes jeux ont tous des buts et des conditions de succès claires. Certains d’entre eux, comme Passage, ont même un score explicite.

Les gens qui disent que mes jeux n’en sont pas n’y prêtent simplement pas assez d’attention. Ce sont peut-être les même personnes qui ne réalisent pas qu’on peut aussi presser la flèche bas dans Passage. Ces gens là ratent environ 90% du jeu, et ratent l’idée qui va avec.

Un critique a même joué à Gravitation avec l’objectif précis d’obtenir le meilleur score possible : http://playthisthing.com/gravitation

Ma définition d’un jeu est la suivante :
« Une activité qui a des conditions de victoire clairement définies »
Ma définition d’un jeu-vidéo est la suivante :
« Un jeu qui peut être joué sur un écran »

2 – A travers tes jeux, te définirais-tu comme un conteur?

Pas du tout! Une « histoire » n’est généralement pas interactive. Le fait qu’une histoire puisse être « racontée » accentue sa nature non-interactive. Je ne te  raconte pas d’histoire dans mes jeux. Je construis un système avec lequel tu peux interagir. Peut-être te raconteras-tu ta propre histoire à travers ce système.

3 – Au premier abord, il n’y a pas d’histoire dans Passage et Gravitation, seulement des expériences (du vieillissement, du processus créatif…). Mais dirais-tu qu’il y a une narration?

Une fois encore : absolument pas. Je me donne beaucoup de mal pour éviter d’ajouter les traditionnelles béquilles narratives à mes jeux. Pas d’inter-scènes. Pas de paragraphes de texte. Pas même un dialogue ou un enregistrement vocal. Juste un système interactif.

4 – Le cadrage tient une place importante dans tes jeux (un cadre long et horizontal dans Passage, un cadre évolutif dans Gravitation…). Crois-tu que le cadrage peut changer l’expérience de jeu?

Dans ces deux jeux, j’ai utilisé la fenêtre de champ de vision comme un outil d’expression. La plupart des jeux ont une fenêtre plein écran très standardisée, de plus, cette fenêtre ne change presque jamais durant le jeu. Mais, et si ce que vous pouviez voir…et ce que vous ne pouviez pas voir…était un élément d’expression important ? Et si votre vue du monte changeait dynamiquement pendant que vous jouez?

5 – Peux-tu nous citer d’autres de tes outils d’expression ?

Parmis les outils que j’ai utilisé à des fins d’expression, il y a : les mécaniques de jeu basiques, la musique interactive, la réprésentation variable des personnages, le level design, le contenu généré aléatoirement (comme le labyrinthe de Passage), l’élaboration d’énigmes, et les mécaniques d’interaction à deux joueurs.

6 – Tu as écris une fiction interactive : Six and a half seconds (six secondes et demi). Sur ton site, cette fiction est rangée sous le titre « Écrits ». Mais n’est-ce pas également un jeu vidéo? Pourquoi différencie-tu la fiction interactive du jeu?

J’appellerais plutôt cette oeuvre « Fiction hypertexte » pour éviter la confusion avec les fictions interactives qui sont basées sur l’informatique. Il s’agit de deux tradition différentes de littérature digitale. Mais les deux sont interactives, oui. Les fictions hypertexte cependant, ont rarement un système de victoire bien défini. Dans le cas de celle-ci, il n’y en a pas du tout. Juste une toile de texte à explorer. Ce n’est clairement pas un jeu.

7 – Tu as organisé un happening d’halloween pour un groupe de petites filles, et tu es parvenu à les effrayer simplement en leur racontant une histoire, et en en faisait les actrices de cette histoire. Fais-tu une différence entre l’interactivité dans la vraie vie et l’interactivité dans les jeux-vidéo?

Eh bien dans ce cas il y a clairement eu une différence : Lors de la fête, une des filles a eu tellement peur (avant même de monter au grenier) qu’elle a commencé à pleurer. Donc, l’interaction dans la vraie vie a des conséquences directes dans la vraie vie. Jusqu’à présent, je n’ai jamais fait pleurer personne en jouant à un jeu vidéo. D’un autre côté, certaines personnes ont dit avoir pleurer « pendant » qu’ils jouaient à un de « mes » jeux-vidéo…

8 – Penses-tu que les mécanismes interactifs peuvent d’eux-même créer une émotion ? Véhiculer un message? Comment?

Comme n’importe qu’elle oeuvre qui est faite par un individu (un roman, un film, une sculpture, un jardin, un immeuble), un système interactif peut servir de levier pour exprimer une grande variété de choses. Un exemple simple est celui de la vitesse de jeu. Un jeu rapide peut véhiculer de la tension et de l’anxiété, alors qu’un jeu plus lent peut véhiculer un sentiment de calme et de paux. Autre exemple : Si vous êtes bien armé face à une adversité présente dans le jeu, vous ressentirez de la puissance. Si vous êtes démunis, vous ressentirez  l’impuissance.

9 – Crois-tu en un une narration purement interactive (où tout interaction sert à la narration et ou tout dans la narration provient de l’interaction) ?

Mon jeu Sleep is Death est une narration purement interactive. Toutefois, il nécéssite deux joueurs pour fonctionner. Je crois que pour arriver à un naration purement interactive à un seul joueur, il faudra attendre de très bonnes intelligences artificielles

10 – Fais-tu une différence entre histoire interactive et narration interactive ? Par exemple, Sleep is death est selon moi un moyen de créer des histoires interactives, mais pas une narration interactive parce que tu n’as pas, toi, le game designer, d’histoire à raconter. Es-tu d’accord avec ça?

Sleep is Death est un outil de narration interactive à travers lequel on peut créer des histoires intéractives, mais ce n’est certainement pas une histoire interactive en soi. Tout comme PhotoShop n’est pas une photographie et Audacity n’est pas un morceau de musique.

Mais je ne fais pas vraiment de difference entre la « narration » et l’ »histoire » elle-même. On ne peut pas vraiment avoir l’une sans l’autre. Dans Sleep is Death, en particulier, l’histoire n’existe pas avant d’être racontée à travers l’interaction des deux joueurs.

11 – Henry Jenkins a dit : « L’expérience de jeu ne pourra jamais être réduite à une simple expérience narrative ». Es-tu d’accord?

Oui, parce que vous faites des choix difficiles sur le chemin. Même après la fin du jeu, le souvenir de ces intersections demeure.

12 – Et juste pour savoir : La forme ou le fond?

Le fond.

 

Jason Rohrer : Memory of the choice-points


1 – Some people would say that most of your games aren’t video games, because they have no   goals, no win/loss conditions. What would you answer to that, and what is your definition of a video game ?

My games all have goals and clear success metrics.  Some of my games, including Passage, have an explicit score.

People who claim that my games are not games are simply not paying close enough attention.  These are perhaps the same people who didn’t realize that you could push the « down » arrow in Passage.  These people missed about 90% of the game, and missed the point along with it.

One reviewer even played Gravitation specifically with the goal of achieving the highest score possible : http://playthisthing.com/gravitation

My definition of a game is as follows:
« An activity that has a clear, well-defined success metric. »
My definition of a video game is as follows:
« A game that can be played on a video screen. »

2 –  Through your games, would you define yourself as a storyteller ?

Not at all!  A « story » is generally not interactive.  The fact that a story can be « told » hints at its non-interactive nature.  I’m not telling you a story with my games.  I’m building a system that you can interact with.  Perhaps you will tell your own story through that system.

3 – At first glance, there is no story in Passage and Gravitation, only experiences (of getting old, of the creative process…). But would you say there is a narration ?

Again, absolutely not.  I go to great lengths to avoid adding traditional narrative crutches to my games.  No cut scenes.  No paragraphs of text.  Not even any pre-written dialog or voice acting.  Just an interactive system.

4 – Framing takes a very important place in your games (a long, horizontal frame in Passage, a growing square in Gravitation…). Do you believe framing can change the game experience ?

In those two games, I was playing with the view window as an expressive tool.  Most games have a very standard, full-screen view window, and furthermore, the view window almost never changes through the course of the game.  But what if what you could see—and what you could not see—was an important expressive component?  What if your view of the world dynamically changed as you played?

5 – Could you name few more expressive tools?

Other tools that I have used for expressive purposes include:  core game mechanics, interactive music, variable character representations, level design, procedural content generation (like the maze in Passage), puzzle design, and two-player interaction mechanics.

6 – You wrote an interactive fiction : Six and a half seconds. On your website, this fiction is classified under “Writings”. But isn’t it a also video game? Why do you differentiate interactive fiction from gaming ?

I would call that piece « hypertext fiction, » to avoid confusion with « interactive fiction, » which is parser-based.  They are two separate digital literature traditions.  But both are interactive, yes.  Hypertext fiction, however, rarely has a well-defined success metric.  In the case of my piece, there was no success metric at all.  Just a web of text to explore.  That’s clearly not a game.

7 – You orchestrated a halloween happening for a bunch of little girls and you manage to scare them off only by telling them a story, and turning them into actors of this story. Do you make a difference between interactivity in real-world interactions and video games interactions?

Well, in that case there clearly was a difference:  one of the girls at the party was so scared (even before going into the attic) that she started crying.  So, real-world interactions have direct, real-world consequences.  So far, I’ve never made a real person cry by playing a video game.  On the other hand, some people claim to have cried *while* playing some of *my* video games…

8 – Do you think interactive system can create emotion by themselves ? Convey a message ?  How ?

Just like any artifact that is designed by a person (a novel, a film, a sculpture, a garden, a building), an interactive system can be leveraged to express a variety of things.  A simple example can be found in the speed of a game.  A fast game might convey tension and anxiety, while a slower game might convey a sense of calm and peace.  Another example:  if you are over-powered in the face of the adversity presented by the game, you feel a sense of power.  If you are under-powered, you might feel a sense of helplessness.

9 – Do you believe in a pure interactive storytelling (where everything interactive  serves the storytelling, and everything in narration comes from interaction) ?

My game Sleep Is Death is pure interactive storytelling.  However, it requires two players to operate.

I believe that to have pure one-player interactive storytelling, we will need to wait for strong AI.

10 – Do you see a difference between interactive storytelling and interactive story ? For exemple, according to me, Sleep is death would be a way to create interactive stories, but not an interactive storytelling because you, game designer, haven’t any story to tell. Would you agree with that?

Sleep Is Death is a tool for interactive storytelling, through which you can create interactive stories, but it certainly isn’t an interactive story in and of itself.  Much like PhotoShop is not a photograph or Audacity is not a piece of recorded music.

But I don’t really see the difference between the « telling » and the « story » itself.  You can’t really have one without the other.  In Sleep Is Death, especially, the story does not exist at all until it is told through the interactions of the two players.

11 – Henry Jenkins said :“The experience of playing games can never be simply reduced to the experience of a story.” Would you agree with that?

Yes, because you make difficult choices along the way.  Even after the game is over, the memory of those choice-points lingers.

12 -And just to know : Substance or Style?

Substance.