Nicolaï Troshinsky est né à Moscou en 1985, il vit aujourd’hui à Madrid où il exerce dans de nombreux domaines.

Dans le jeu vidéo évidemment, puisqu’il est l’auteur de trois jeux déjà présentés sur l’Oujevipo : UFO on Tape, Loop Raccord et A game for two. Mais aussi dans l’illustration, l’animation, la bande dessinée, dont les productions sont visibles sur son site.

Il est également l’auteur d’un étonnant film documentaire de 5 minutes, Jeux Pluriels, dont je vous recommande chaudement le visionnage au préalable.

Cet interview a été réalisé en français, et on peut remercier Troshinsky pour son effort.

 

Troshinsky : Recycler le jeu vidéo

 

1 – Tu es l’auteur de trois jeux très originaux que j’ai personnellement particulièrement apprécié. Pourtant, tu indiques clairement sur ton site que tu n’es pas un game developer. Comment te définirais-tu alors?

Comme un conteur.

2 – Tu as mené des études d’illustration, puis d’animation, rien qui à priori te prédestinait au jeu vidéo. Qu’est ce qui t’y a finalement mené, et comment en as-tu acquis les compétences techniques?

Le jeu vidéo n’est pas diffèrent de l’illustration ou de l’animation pour moi. En tant que moyens d’expression ils ont chacun leurs outils propres, mais servent au même propos. J’étais un grand joueur de jeu vidéo quand j’étais petit et c’est en menant mes études d’animation que j’ai découvert le jeu indépendant au travers du travail d’Ivan Maximov, réalisateur d’animation russe que j’admire particulièrement et qui avait réalisé le jeu « Full Pipe ». Cette découverte m’a ouvert un nouveau monde de possibilités. J’aime tout essayer, tous les moyens d’expression se valent pour moi, et le jeu m’a semblé tout de suite un champ très riche en possibilités. Les compétences techniques je ne les ai pas vraiment acquises. J’ai appris le strict minimum pour utiliser « Multimedia Fusion 2 » , mais je suis encore assez nul et je dois passer parfois par des solutions très compliqués pour faire ce que je veux car je ne sais pas programmer. Je me sens très limité, mais c’est exactement ce qui me plait, je n’ai aucune envie de devenir un bon programmeur, j’aime bien ma condition d’autodidacte.

3 – Non seulement tu exerces dans de nombreux arts, mais tu sembles prendre plaisir à les détourner, les mélanger, intégrant de la vidéo (Ufo on Tape, Loop Raccord) ou de la peinture (A game for two) dans le jeu vidéo, de l’animation dans le film documentaire (Jeux pluriels), du livre dans l’animation (Samare)…Y-a-t-il une volonté, un but derrière cela?

Quand j’ai commencé à faire de l’illustration j’ai pensé à appliquer ce que j’avais appris en faisant de la bd. Quand j’ai commencé l’animation j’ai pensé à appliquer ce que j’avais appris en faisant de l’illustration. Et quand j’ai commencé à faire du jeu vidéo j’ai pensé à appliquer ce que j’avais appris en faisant de l’animation. Il me semble non seulement que le résultat est plus intéressant dés qu’on s’écarte du médium concerné pour puiser des références ailleurs, mais aussi que l’autoréférence est le principal défaut de tous les domaines artistiques, et en particulier du jeu vidéo.


4 – Tes deux derniers jeux appartiennent à un projet de « recyclage », et le premier en présentait déjà les prémices. Pourrais-tu nous expliquer ce projet?

Les « Recycling Games » naissent de la volonté d’apprendre à faire des jeux vidéo sans perdre du temps à dessiner. J’ai très vite vu le potentiel de ce concept, d’abord parce que c’est pratique et que cela ouvre de nombreuses possibilités mais aussi parce que je pense qu’on est saturés de nouvelles images. Je pense qu’on produit trop, qu’on est surchargé et que la vie des nouvelles images est de plus en plus courte. J’ai du mal à comprendre, quand je vois sortir un nouveau jeu commercial d’un grand réalisme, qu’encore une fois il a fallu créer de zéro chaque porte, chaise, fenêtre, poubelle, arbre, caillou… c’est un travail massif! Pourquoi le refaire à chaque fois si ça a déjà été bien fait tant de fois?

D’autre part des techniques comme le collage, ou le « found footage » (récupération de pellicules pour un autre film) qui sont courantes dans les autres arts, me semblent peu exploitées dans le jeu vidéo. Cela me donne des tonnes d’idées.

5 – Ton film documentaire Jeux Pluriels porte le même nom que ton site de jeux vidéos (Plural Games), de plus, on peut clairement reconnaître au générique la mécanique de Loop Raccord. La réalisation de ce court-métrage et son sujet, Luigi Finisera, ont-ils été une source d’inspiration pour tes jeux?

Le raccord de mouvement entre différentes images est un de mes effets cinématographiques préférés, et je l’avais également exploité dans mon court-métrage « Samare ». Quand je réfléchissais sur le thème du « jeu interminable » pour l’Experimental Gamplay Project, je suis vite tombé sur ça. Non seulement c’était une mécanique que je connaissais bien, mais cela m’a permis en plus d’appliquer du langage cinématographique pur comme « gameplay ».

La réalisation de « Jeux Pluriels » à été, plus qu’une inspiration, c’était un éveil. Le « jeu » ; est un concept très important pour moi, mais j’en étais moins conscient avant et ce film m’a beaucoup appris sur mes propres intérêts. Quoi que je fasse, que ce soit un jeu, un film, un livre ou une bd, la première chose que je recherche est que ce soit amusant pour moi. Je m’impose des règles du jeu à chaque fois et je me force à jouer avec, mais j’essaie toujours aussi de proposer un jeu au spectateur/lecteur/joueur. Donc, d’une certaine façon, je suis un créateur de jeu depuis longtemps.

6 – De manière générale, quel lien fais-tu entre le jeu vidéo et le jeu traditionnel (jeux de plateaux, jeux en bois…)?

Je ne vois pas de vraie différence. Les jeux sont des jeux, peu importe leur forme. Mais je trouve que le jeu vidéo a peut être beaucoup plus à apprendre du jeu traditionnel, qui est un art très ancien, que du cinéma duquel à été souvent inspiré.

Il faudrait se demander à quoi ça sert un jeu. Pour moi le jeu est surtout un outil social. C’est une simplification des mécanismes sociales qui nous permet de prendre des rôles et de vivre des expériences d’un façon ludique avant de les rencontrer dans la vraie vie. Ce côté social s’est perdu complètement dans le jeu vidéo à cause de la prédominance du « single player ». Combien de jeux de plateau connais-tu qui soient pour un seul joueur? Combien de jeux-vidéo connais tu qui te fassent sentir plus intelligent après y avoir joué?

7 – Tu n’hésites pas, pour chacun de tes jeux, à citer tes inspirations. Celles-ci sont souvent issues de l’animation. Es-tu parfois inspiré par d’autres médias? Les jeux-vidéos eux-même? Lesquels?

Les jeux vidéo eux mêmes m’ont inspiré de deux façons. D’un coté les travaux de gens comme Stephen Lavelle, Tale of Tales ou Jason Rohrer m’ont ouvert les yeux sur la quantité de possibilités du média et sur la puissance émotionnelle que le jeu peut avoir sur un joueur. De l’autre coté la minuscule quantité de jeux vraiment intéressants qui existe me donne la volonté de participer au développement d’un média qui n’est encore qu’un bébé.

8 – Depuis Ufo on Tape, on a vu apparaître plusieurs jeux utilisant des supports audiovisuels existants, je pense par exemple à Symphorophilia de Tembac, as-tu l’impression d’avoir initié un mouvement de jeu indé, ou penses-tu que cette idée était simplement dans l’air du temps?

Haha ! J’aimerais bien mais je suis sûr que non ! Peut-être que dans quelques années, si je continue à faire des jeux j’aurai peut-être réussi à attirer le regard de la communauté…

9 – Tes trois jeux ont tous été réalisé dans le cadre de l’Experimental Gameplay Project, c’est à dire sous une contrainte de temps (un mois) et une autre de thème, quand ce n’était pas de forme (Zero button). Ces contraintes sont-elles pour toi une motivation?

Les contraintes sont toujours une motivation, s’il y en a pas je me les donne moi-même. Comme je l’ai déjà dit, je joue toujours avec des règles de jeu, et plus il y a des règles, plus c’est amusant de trouver ses limites.

10 – La plupart de tes productions hors jeu vidéo sont le fruit de collaboration, que ce soit pour la musique, le montage, ou simplement pour des contributions au sein d’un même fanzine. Sur tes jeux vidéos, tu sembles travailler seul. Ton projet de recycling games ne serait-il pas un moyen de pallier à cette solitude de création?

Haha ! Bonne question, mais je n’ai pas l’impression. Je compte collaborer avec des gens pour faire des jeux, je l’ai déjà fait d’ailleurs. J’ai enregistré deux comédiens pour les voix de « A game for two », et aussi une voix pour la version commerciale de « UFO on tape », qui est sortie sur l’iPhone il y a deux mois.

11 – En tant qu’arts jeunes, la bande dessinée et le jeu vidéo sont souvent comparés. Quel liens ou quelles différences fais-tu, pour ta part, entre la pratique du fanzine, et celle du jeu indépendant?

Je n’y avais jamais pensé, mais je crois que c’est très diffèrent. Le fanzine très souvent est un chose faite en groupe et qui encore plus souvent n’a aucune aspiration professionnelle. C’est plus proche des « fan games », mais je déteste ça.

12 – Tu donnes des cours de narration dans une école d’animation de Madrid. Quelle est ta vision de la narration dans le jeu vidéo? Crois-tu qu’il existe un langage, des codes, de l’interactivité?

Tout ce que j’ai appris en narration ces dernières années m’aide à me rendre compte de la puissance narrative du jeu vidéo. Le livre, le théâtre, le cinéma ne sont qu’un blague en comparaison. Tout ces médias doivent faire un travail énorme pour parvenir à attacher le spectateur sur une expérience, alors que le jeu vidéo peut le faire en quelque clics. Dés que plus des gens d’autres spécialités commenceront à vraiment s’intéresser au jeu vidéo, on va voir des choses incroyables.

13 – Pour finir, la question traditionnelle: le fond ou la forme?

Le fond et la forme sont inséparables pour moi, choisir serait un erreur. Plus la cohérence entre fond et forme est forte et plus fort sera l’impact de l’œuvre.