Autoportrait de l’homme au repos : Le hardcore gamer

Pas de jeu aujourd’hui, mais un exercice oulipien, pour justifier le Ou et le Po de l’Oujevipo. Il s’agit de l’auto-portrait d’un hardcore gamer, selon le modèle de l’auto-portait d’un descendeur, de Paul Fournel. Ce texte a fait l’objet de nombreux détournements par les auteurs de l’Oulipo, qui sont aujourd’hui rassemblés en un livre : Oulipo, c’est un métier d’homme, chez Mille et une nuits. Voilà donc ma modeste contribution, mon « fanart » pour parler en termes vidéo-ludique.

[Edit : Le visionnage du film « The King of Kong » peut aider à la pleine compréhension du texte. Je vous suggère aussi d’aller jeter un oeil à la version de Sakuteï : « Autoportrait du chercheur d’emplois« ]

 

 

 

Mon métier consiste à jouer du premier niveau d’un jeu jusqu’au dernier. A jouer le plus vite possible. C’est un métier d’homme. D’abord parce que lorsqu’il est au premier niveau, l’homme a envie de jouer jusqu’au dernier, ensuite parce que lorsqu’il y a plusieurs hommes au premier niveau, ils veulent tous jouer plus vite les uns que les autres.

 

Un métier humain.

 

Je suis hardcore gamer.

 

Il y eu Billy Mitchell, il y a eu Steve Wiebe, il y a eu Hank Chien, il y a eu Dean Saglio, il y a eu les coréens et, maintenant, il y a moi. Je serais cette année champion du monde de Donkey Kong et, au prochain tournoi de Twin Galaxies, j’aurais la médaille d’or.

 

Je suis l’homme le plus régulier de la salle d’arcade, le plus calme, le plus concentré, et mon travail consiste à fabriquer de l’irrégulier.

 

Tous les grands hardcore gamers fabriquent de l’irrégulier.

Jouer plus vite, c’est d’abord jouer autrement ; de façon à semer l’inquiétude et le doute.

 

Faire peur. Jouer de telle manière que les autres soient persuadés que vous allez vous prendre un tonneau, jusqu’à ce qu’une génération entière joue comme vous.

 

Dans une vie d’hardcore gamer, on ne peut inventer qu’une irrégularité géniale, et une seule.

 

Les coréens sont arrivés dans les salles avec la réputation de « workaholics » et deux saisons plus tard, les cinquante top-gamers du circuit jouaient comme eux.

 

Maintenant il y a moi.

 

Être un grand hardcore gamer est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. Je score à temps plein. Je score en me faisant des nachos au cheddar à 4h du mat. Je vis avec des gants anti-transpirants pour mieux scorer. Je souris à la manucure et au proprio de la salle parce je sais qu’ils m’aident à scorer. Je casse la tête de mon père qui est nul parce que je sais que cela m’aidera à scorer.

 

Prenez deux hommes à égalité d’expérience et de temps libre, sur la même borne, mettez-les à côté l’un de l’autre et c’est toujours moi qui score le plus haut.

 

Le pac-man qui multiplie les fantômes à chaque niveau, je le fais mille fois par semaine. Le boss de la fin de Kung Fu Master, celui auquel on arrive avec les doigts en beurre, je le fais chaque soir avant de me coucher. Je sais tous les jeux de la salle d’arcade à la miliseconde et, à quatorze niveaux par minute, je les vois passer au ralenti.

 

Je me prépare aussi pour ces bornes molles et imprécises que les hasards d’attribution des tournois nous imposent. Les bornes trafiquées, qui permettent à un Roy Shildt, le bodybuilder, de devenir un champion de hardcore gaming.

 

Tout compte dans votre carrière.

 

Un jour, l’essentiel devient la position de votre auriculaire. C’est l’auriculaire qui fait la médaille. Vous avez transformé vos gants en mitaine, vous avez versé quatorze fois du talc, vous vous êtes mis en colère et vous avez perdu pour deux centième de seconde sur DK, parce qu’en entrant dans le niveau des ascenseurs, vous vous êtes demandé dans quelle position exacte était votre auriculaire.

 

Quand je dors, je travaille, quand je mange, je travaille. Je dessine mes trajectoires, je modèles mes sauts. Mes doigts et mon poignet sont intraitables, je porte sans cesse sur la paume la marque du joystick de la borne.

 

Lorsque le quarter me conduit sur le menu de départ, il libère des tonnes de travail. Après, il reste un hardcore gamer sur la borne qui n’a plus ni yeux, ni tête, ni jambes et qui joue pour arriver au kill screen plus vite que les autres hommes.

 

C’est la règle.

 

Et puis il y a le moment qui arrive forcement dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du hardcore gamer.

 

Vous avez passé l’écran 2 et l’écran 3 des 75 mètres, vous rentrez dans le quatrième et faites cette minuscule erreur de timing, cette petite faute stupide (qui n’est pas d’inattention puisque les hardcore gamers ignorent inattention) qui vous tire quelques millimètres en dehors de la ligne idéale. Et là, c’est le vrai repos, le repos immense. Vous perdez déjà une vie, puis très vite une deuxième et le jeu. Plus rien n’a d’importance, vous n’êtes plus un hardcore gamer, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère, vous savez que vous allez vous prendre un tonneau.

← Previous post

Next post →

9 Comments

  1. Obi-Staf

    Sympathique. Ta version me donne envie de rejoindre la liste des adaptateurs.
    Mais qui vais-je bien pourvoir mettre ? Ce canevas est tout de même bien retorse et laisse peu de liberté …

  2. admin

    Autoportrait de l’autoportraitiste au repos?

    Autoportrait de l’indécis au repos?

  3. Han excellent !
    J’avais le sourire aux lèvres tout le long et la lecture de la matrice originale n’en rend ton texte que plus fendard 😀

    Pour la peine, je me suis jeté dans ton sillage et j’ai brossé à mon tour l’autoportrait d’un homme au repos :
    http://sakutei.eklablog.com/autoportrait-de-l-homme-au-repos-le-chercheur-d-emplois-a3280436

  4. carton

    C’est génial. Je te le pique !

  5. admin

    mais non carton, tu n’as pas compris : Il faut pas me le piquer, il faut refaire le sien, comme sakutei! 😉
    Haha moi qui ai posté ça parce que j’avais la flemme d’écrire un article…je suis content que ça vous plaise!

  6. Lucas

    Mais qui est Dean Sagli ??

  7. admin

    Dean sagli est une erreur de frappe. Il s’agit en réalité de Dean Saglio, un sérieux challenger de donkey kong.
    http://www.thekongoff.com/profiles/deansaglio/

    merci pour la remarque, je vais corriger de ce pas

  8. Très sympa ce texte Pierrec, très sympa et très vrai 😀

    Merci à Carton d’avoir eu la bonne idée de te le piquer pour enculture !

    @Bientôt

  9. admin

    Ca me fait penser qu’il faut que je repasse sur Enculture, il y a toujours quelque chose d’interessant et de complètement mesquin à se mettre sous la dent 😉

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *